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Quand la fiction rencontre la réalité : retour sur une soirée "Hors cadre"



Le 16 octobre dernier avait lieu dans l’auditorium de la Gaîté Lyrique la première soirée Hors cadre, un cycle de conférences co-organisé par Arte et les éditions Actes Sud autour du film documentaire et de la littérature. Au cours de cette soirée a eu lieu un échange entre Nancy Huston et Rasha Salti autour du film documentaire "Gagner sa vie" de Philippe Crnogorac.

Des membres de La Madeleine ont assisté à cet événement. Elles vous racontent.  



“Gagner sa vie”, voilà le titre du dernier film documentaire de Philippe Crnogorac. Filmé sur une décennie, ce long-métrage suit la vie de deux travailleuses du sexes, Marta et Karina, en Bolivie. Entre mésaventures et moments de grande intimité, le travail ethnographique de Philippe Crnogorac offre aux spectateurs des portraits complexes : les chemins singuliers des héroïnes illustrent non seulement les ambivalences liées à la prostitution,  mais aussi la complexité des existences humaines, où tout reste à construire. Face à l’injustice, Marta a pris la décision de devenir avocate, pour “gagner sa vie”. Le récit porte aussi bien sur le fait de gagner sa vie financièrement, pour subvenir à ses besoins et surtout à ceux de sa famille, que sur le fait de gagner sa vie au sens de l’emporter sur ce que notre existence nous impose, et ainsi s’en libérer.





L’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston a choisi ce film documentaire parmi d’autres afin de le faire dialoguer avec son dernier livre, Francia, lors de son intervention après la projection. Dans son roman, l’autrice suit également une travailleuse du sexe, Colombienne et transgenre cette fois-ci, au Bois de Boulogne. 


Ce documentaire extrêmement humain et très touchant montre la dure réalité de la vie de ces travailleuses, entre les agressions sexuelles, le rejet de la société et la difficulté à s’extraire de ce milieu. Il met en lumière une profession souvent négligée par une certaine partie du mouvement féministe, à travers une amitié particulièrement belle qui nous fait passer du rire aux larmes. Nous avons été frappées par le regard porté sur les deux protagonistes par le documentariste, réussissant à éviter le male gaze avec brio. 


Ce documentaire d’une grande sensibilité donne aux femmes la possibilité de s’exprimer tout en préservant leur intimité. À travers leurs activités quotidiennes qui ponctuent le film (manucure, tricot, révisions ou cuisine), la caméra nous dévoile qui sont Marta et Karina. Un silence peut précéder leurs mots mais le réalisateur attend toujours patiemment qu’elles prennent la parole : elles sont actrices et scénaristes de leur vie comme du documentaire. Suite aux questions des spectateurs, Philippe Crnogorac a mis en évidence le fait que le film a pu jouer un rôle dans les choix de vie et la trajectoire prise notamment par Marta. Tout cela n’aurait peut-être pas eu lieu sans ce projet qui l’a suivi pendant 10 ans.



Nancy Huston a conclu cette soirée en beauté, bien que brièvement. Analysant le monde avec une grande lucidité, elle a mis en lumière le fait que la prostitution, souvent associée au désir féminin, est bien le résultat d’une demande masculine comme nous l’oublions trop souvent. Dans Francia, on découvre que tout homme peut être un client. Pourtant, le plus vieux métier du monde fait l’objet de l’omerta la plus totale. L’intervention de l’autrice était particulièrement pertinente et a permis d’explorer en profondeur les liens entre son ouvrage et le documentaire. Néanmoins, la question de la transidentité du personnage principal de Francia a été négligée par la journaliste d’Arte, qui ne semblait pas à l’aise avec le sujet.


En définitive, des questions restent en suspens: n’y avait-il pas un discours méritocratique sous-jacent ? Marta est en effet érigée en modèle de réussite. Il semblerait que, pour être acceptée par la société, la prostituée doive sortir de sa condition et rentrer dans une norme sociale régie par le prestige académique et professionnel. Plutôt que de questionner la place de la prostitution dans la société, le documentaire l’assigne plutôt à la déviance, en valorisant les études et le métier d’avocate.  En outre, n’aurait-il pas été pertinent de laisser davantage la parole au réalisateur.ice.s du documentaire, au même titre que Nancy Huston ?


Nancy Huston a fait le lien entre son livre et le documentaire : elle a saisi le réel et mené une véritable enquête sur le terrain, procédant donc de la même manière que Philippe Crnogorac qui, de son côté, a suivi Marta et Karina. Ces Zola modernes écrivent leurs œuvres de la même manière. Le réalisateur sélectionne des passages pour construire son personnage principal (Marta), à l’instar de l’autrice qui condense les moments de vie de son héroïne Francia en une journée. Finalement, les regards croisés de ces artistes nous permettent de renouveler notre vision de la prostitution et de l’appréhender sous un autre angle. 



Claire Chabannes, Elise Ignamout Kalhas et Léna Ulloa

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