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"Au coin de la rue" : galerie de portraits au futur pour le troisième atelier d'Aux fourneaux !

Infatigables, les valeureux participants de l'atelier d'écriture de la Madeleine se sont surpassés une fois de plus, et ce malgré l'esprit retors des référents. Ces derniers, malicieux, avaient cette fois-ci imposé une série de contraintes particulièrement retorse : au thème anodin "Au coin de la rue" s'ajoutait le genre énigmatique du portrait et une contrainte difficile : le portrait doit être rédigé au futur. Le thème, vaste, a été pensé pour pousser les participants à décrire une rencontre due au hasard ; le genre ne contraignait pas à la prose, ni aux vers, comme l'ont bien compris certains participants ; et le genre exigeait des participants qu'ils donnent ses lettres de noblesse à un temps sous-utilisé de l'indicatif, en tout cas pour ce qui est de raconter des histoires.


Une fois de plus, les participants ont été nombreux à jouer le jeu, et nous les en remercions ! Mais assez tergiversé, voici leurs récits…







1/6 Portrait de la nouvelle mort, Edelweiss


TRIGGER WARNING : VIOL


Lecteur, lectrice, sois prévenu.e : la Madeleine d'Or de cette édition s'est distinguée par son audace, par sa virtuosité, et par son traitement expert d'un sujet particulièrement difficile. Portrait de la nouvelle mort profite de la contrainte "le portrait doit être rédigé au futur" pour saisir de façon glaçante le sentiment d'inéluctabilité qui accable la protagoniste à l'idée du viol qu'elle va subir. Une descente aux enfers cristallisée en moins d'une page, où chaque mot est un nouveau coup de couteau dans la poitrine. Une lecture terrible, de laquelle on ne sort pas indemne. Un cri de désespoir qui reste coincé dans la gorge... Lectrice, lecteur, tu as été mis.e en garde.


Ce sera un soir de semaine, en pleine nuit. Elle rentrera seule, comme d’habitude. Vêtue de son long manteau et de ses bottes, chaudement emmitouflée. Comme d’habitude. Elle connaît le chemin par coeur et chaque retour est plus mécanique que le précédent. En novembre, il fera froid. Rien ne laissera paraître, rien ne la trahira. Elle ne sera qu’une passante parmi d’autres. D’un pas rythmé et paresseusement vigilant, son casque vissé sur son crâne, elle rentrera comme tous les soirs, par la rue à quelques mètres de chez elle, à 23 heures, après le travail. Mais elle fera une erreur. L’erreur de croire que quoiqu’il lui arrive, ce serait de sa faute. Une erreur qui la tuera ; peut être quelques mois, quelques années, ou toute une vie. Comme une mort en pleine vie. Elle pensera qu’elle aurait du mettre la musique moins forte, quand deux grandes mains la surprendront et la plaqueront contre le mur au coin de sa rue. Elle pensera qu’elle aurait du choisir un manteau différent, quand ces mêmes mains s’introduiront dans son armure de tissu. Elle pensera qu’elle aurait dû crier, quand elle sera tétanisée par la peur. Elle pensera qu’elle aurait du rentrer par l’avenue principale, quand aucun passant ne passera par ce coin de rue, témoin rocheux de sa nouvelle mort. Quand son jean sera à ses pieds, quand son écharpe étouffera ses larmes, quand des lèvres inconnues se promèneront sur elle, quand une douleur aiguë la traversera, quand elle sentira son âme mourir au rythme des coups de rein de cette silhouette inconnue, quand son corps ne sera plus le sien, elle s’en voudra. Et ce soir là, elle mourra au coin de la rue.



2/6 "Sera-t-elle aussi belle cette fois-ci ?", Evy


Pour Madeleine d'Argent cette semaine, le jury a décidé d'élire ce portrait lyrique et touchant de l'aimée d'un jeune homme éperdu. Ethéré, léger, presque en noir et blanc, il décrit par touches délicates la silhouette mystérieuse d'une femme dont le nom ne sera révélé qu'à la fin... Mais lisez par vous-mêmes.


Sera-t-elle aussi belle cette fois-ci ?

C'est plusieurs jours après son départ que Orion, aussi pensif que désireux de la revoir, se hâtera au coin de cette rue presque déserte, dans ce café oublié même des habitués. Car jamais le visage de cette nymphe ne pourra quitter son esprit. À cet endroit précisément, son teint d'albâtre fera à nouveau réfléchir sur les murs noircis par la fumée du tabac, une douce lueur argentée. Les filaments fantomatiques de sa chevelure, arrangés en un halo cristallin, effleureront les épaules du jeune garçon, y répandant cette chaleur glaciale si caractéristique. Enveloppée de son manteau nocturne, elle lui parlera de son pays natal, froid, inhospitalier et solitaire mais diapré de lumière et de bijoux, sa langue d'ouate estompant le gazouillis des oiseaux et se mêlant à la brise d'automne. Ses doigts fins et assurés, pourtant immobiles, adopteront une nouvelle disposition à chaque fois que l'on y posera les yeux, accompagnant l'ondulation discrète de sa taille et de ses hanches, prises dans une valse incessante. Orion restera silencieux jusqu'à la fin, son regard posé sur l'ivoire parsemé de marbrures de ses formes hypnotisantes, et cela même lorsqu'elle lui annoncera qu'elle ne pouvait rester plus longtemps.

C'est toujours au coin de cette rue, dans ce café oublié même des habitués que le garçon laissera s'échapper la délicate créature, contemplant une dernière fois ses prunelles, ornées d'une unique perle alors que leur éclat s'estompera derrière le voile sylvestre du parc. De ses lèvres s'échapperont enfin un murmure, presque imperceptible :

"À la prochaine, Lune".



3/6 Rencontre au coin de la rue d'une charmante demoiselle, Camille Léon


La Madeleine de bronze de cette édition revient au récit de Camille Léon. Histoire apparemment ordinaire d'un rendez-vous amoureux, l'auteur.rice se régale en faisant le portrait d'un personnage féminin. Sa prose poétique et sa chute ravissante ont su lui attirer les faveurs du jury.


"Étienne, comme tous les jeudis matin, emprunte le transilien. Témoin de la cohue matinale des parisiens pressés, il replace d'un geste assuré le tissu tombant de son foulard marron sur son épaule droite, tenant fermement entre ses doigts son attaché-caisse noir opaque, fort semblable à celui de son voisin. Le trentenaire à sa gauche, à l'étroit dans son costume gris, consulte sa montre. Il est huit heures et demie. Les deux hommes, rapprochés malgré eux par les secousses du wagon, échangent un regard gêné, comme embarrassés d'exister. Le trentenaire avait un air hostile dans la pupille droite.


Ce soir, lorsqu'il quittera son bureau, un local aride et sec aux aménagements purement utilitaires, Étienne retrouvera Ludivine "Au coin de la rue" , un petit restaurant discret mais non dénué de charme, aux plats mieux garnis que ce qu'annoncent leurs prix et situé au croisement de deux ruelles. Elle portera sans doute son tailleur beige ou bien sa robe bleu marine, elle n'a pas encore décidé. Ses cheveux seront détachés. Naturellement bouclés, elle devra les enduire d'huile et de produits afin de parvenir à les discipliner. Les mèches ainsi domptées retomberont sur son visage arrondi par des joues généreusement fournies qui lui donnent la place de sourire en grand et de rire à pleine dent. Ses lèvres, d'ailleurs, ne seront pas colorées par un quelconque rouge à lèvre : c'est mieux pour manger et puis peut-être, pour s'embrasser.


Ludivine attendra. Une minute. Et puis dix. Et puis soixante. Dans son verre, un reflet. Ce sera celui d'une jeune femme aux traits retombés et aux yeux gonlfés, marque du dépit face à l'espoir essouflé.


Étienne, lui, ne rentrera pas chez lui se changer et se refaire une beauté. Il devra rester travailler plus longtemps pour finir un dossier - un contretemps dont il n'a pas encore eu vent. Pour l'instant, au milieu des hommes, des femmes et des autres, il pense qu'il pourra mettre sa chemise à fleur, ou bien quelque chose d'un peu plus décontracté. Il pense qu'il pourra sourire en coin, pour impressionner. Il pense que ses yeux verts drapés de deux paupières tombantes pourront plonger dans les siens. Mais ce n'est finalement que son ordinateur qui veillera en tête à tête avec ce minois peu singulier aux sourcils débroussaillés et au nez trop fin. Dubitatif, il n'osera l'interrompre dans son interminable monologue fait de soupirs et de grognements frustrés. Ludivine, à qui Étienne posera un lapin, rencontrera Hélène, la nouvelle serveuse du "coin de la rue" , petite rousse aux yeux incisifs et à l'allure grandiloquente, sautillant plus qu'elle ne marche, pétillant d'un je ne sais quoi, et elle finira la soirée avec elle, charmante demoiselle."



4/6 La Rue, Luden


Le texte de Luden profite de la liberté qu'offre le genre du portrait. Ce poème en octosyllabes refuse obstinément de dessiner les traits d'un personnage ; il préfère accompagner la promenade mentale de son auteur dans ce qu'il appelle un "portrait au format paysage". Bol d'air charmant !


"La rue sera une voie muette

Où gazouilleront les mouettes

Non les bovins à lait ruminent

Les allées qui s’illumine-

-Ront. Les rues seront des vignes

Point dans des coins, point à la ligne.

Ports marchands remplis de ruelles

Traits très courbes, longs et parallèles.

Joli gribouilli dans la ville

Dédales de pierres et d’argile

La rue sera la création

D’une route pour piétons

Un tunnel à ciel ouvert

Une scène jouée en plein air

L’avenue sera à venir

La venue d’un avenir.

-

En voilà une belle invention !

Ce n’est que mon opinion

C’est un lieu d’intersections

Mieux, un là plein d’interactions !

-

Vous y verrez, sortez dehors

Les chemins aux rosées d’aurore

Passagers de la nouvelle ère

Fil d’Ariane, liera la terre

Portrait au format paysage

Elle traversera tous les âges."



5/6 "Elle sait", Phy Ljiup


Le cinquième texte de cette semaine mêle rêverie et amertume. Phy Ljiup fragmente et mêle deux portraits à l'occasion d'une narration lente et mélancolique qui dépeint la dernière rencontre entre deux amants sur le point de se séparer. Un moment crucial qui déteint sur l'avenir...


Elle sait. Elle sait qu’elle sera dévastée quand elle aura quitté ce quai. Elle écoutera le bruit des sifflets, le roulis des rails, et ses larmes rouler dans son café à 3€20. Il sera forcément mauvais.

Elle sait qu’il pleurera lui aussi, un peu. Il tournera la tête, regardera le soleil se lever difficilement, tout embrumé de sommeil. Les voyageurs ne le verront pas les éviter, il s’éloignera, chantera pour ne pas s’entendre penser. Il sortira son briquet, celui qu’elle lui a donné, en regardant les étincelles grincer. Il traversera la ville à pied pour ne plus voir les métros régurgiter des hommes affairés. Il ne lui écrira pas, et leur silence durera des mois. Il y a des choses qui ne se disent pas sans s’altérer. Ce qui est nommé, n’est il pas perdu? Il ne voudra rien perdre, alors il se taira, comme à chaque fois. Il pressera le pas, pour rattraper les souvenirs de sa peau qui s’enfuiront déjà dans la pudeur du jour naissant.

Au coin de la prochaine rue, elle sait qu’il s’arrêtera. Il verra les cafés, les trottoirs, l’escalier sur lequel, assis, ils avaient mêlé pendant des heures leurs solitudes. Il en verra la banalité bitumée, et s’en voudra. Il s’en voudra de n’avoir pu lui offrir mieux que ce coin de ville étriqué. Il se pincera les lèvres malgré lui, toutes empreintes encore de la saveur des choses brisées qu’elle y avait laissé.

Il reviendra tous les jours, en pèlerinage. Il passera une main nerveuse dans ses cheveux pour démêler l’amas confus des souvenirs qui l’assaillira. Il ne regardera pas, ses yeux pourtant pleins d’elle, et fera semblant d’avancer, mais elle sait que comme elle il sera resté là-bas, sur cet escalier.

Il s’éloignera, il traînera son manque dans les musées et sur les bancs de ses jours de fac. Elle sait qu’il mêlera sa sueur à celle de milliers d’autres danseurs dans des centaines de caves, qu’il mêlera ses doigts à ceux de dizaines d’autres femmes dans des centaines d’autres draps. Il s’y jettera désespérément, en refusant furieusement le malheur que son absence lui causera. Il se débattra. Il mentira à chaque fois qu’il parlera, à chaque fois qu’il ne hurlera pas son agonie. Il mentira mille fois, quand il rira, quand il aimera.

Il attendra, elle sait qu’il attendra son retour chaque jour devant le soir qui glisse sur les toits.

Comme lui, elle vivra dans le silence sacré de cette dernière soirée, lorsqu’ils s’étaient revus, au coin de cette rue."



6/6 La Passerelle, Stergo Meidiao


Le dernier texte de cette semaine est dédicacé "à vous qui me relevâtes, à vous qui me relèverez". Après un premier portrait qui occupe presque la moitié du texte, l'auteur confond une myriade de personnages en un "ielles" insaisissable, utilisant le genre du portrait pour servir sa narration. Comme si ce texte était un message qui ne nous était pas adressé, à nous... Ca ne nous empêche pas d'en profiter.


"A vous qui me relevâtes

A vous qui me relèverez


Dans la lumière déclinante de novembre, nous marchions vers la Passerelle. Elle nous attendait, au coin des rues Henri Barbusse et de Colombes, au carrefour de l’espace et du temps, à celui de nos passés insouciants et de cet avenir face auquel j’étais impuissant.

Il y a quelques minutes encore j’étais nu ; recroquevillé dans la pénombre et dans mon lit ; les mains sur les oreilles ; les yeux résolument clos. J’essayais d’ignorer son nom sur l’écran vrombissant de mon téléphone. A présent, mon souffle enroulait de tièdes volutes dans l’air nocturne. Assis, à ses côtés, en silence sur un banc mouillé, j’attendais qu’il commence. Qu’il me regarde, qu’il me parle. Que quelque chose advienne.

Toujours rien.

Honteux de mon état, honteux de ma détresse que je tenais responsable de mon silence tétanisé, je lui jetai un coup d’œil coupable. Il était emmitouflé dans sa parka noire, dans son bonnet noir trop grand pour lui, et il portait notre uniforme. Cette veste en jean est noire, elle aussi. La lumière blafarde qui lui gouttait dessus érodait les couleurs effilochées de son patch : un crâne ailé, au niveau des lombaires, un cercle – noir – marqué du 4X, au milieu du dos, et le nom de notre amitié cousu à la base de la nuque. Il tripotait quelque chose, lui aussi. Un tout petit carnet orange et usé, aux pages couvertes de ses gribouillis indéchiffrables. Et toujours pas un mot.


Seule était sa présence. Jusqu’à ce que… sa présence n’est plus seule. Elle ne sera plus seule.


Quand il se tournera vers moi, je ne le reconnaîtrai pas. Je ne retrouverai pas ce visage ovale, harmonieusement proportionné, couronné de sa chevelure obsidienne, militaire, imperméable. Je ne retrouverai pas son teint hâlé par le soleil du Liban, ses sourcils noirs comme le jais, ses yeux, bruns comme un cèdre brûlé, qui me scruteront à travers mes écrans de fumée. Son regard de meneur d’hommes qui me fera comprendre l’urgence de me relever, je ne le reconnaîtrai pas. Enfin, pour être exact, je ne reconnaîtrai pas que lui.

Ses traits mueront sans se mouvoir, ils s’arrondiront. L’écorce calcinée au fond de ses pupilles deviendra un humus frais, au parfum de sous-bois. Ses cheveux châtains, gorgés de soleil normand, tomberont en carré plongeant sur ses épaules. D’un éclat de rire clair, elle chassera les embruns comme elle chassait les nuages. Un sourire tendre et apaisant s’étirera sur son visage – jusqu’à ce qu’ielle flue, encore, sans tout à fait fluer. Sa peau nacrée se constellera de taches de rousseur, ses iris bleuiront, et il m’écoutera, comme à son habitude, de son oreille indéfectible. Il aura passé autour du cou son foulard vert et jaune qu’on aura reconnu malgré son attirail d’explorateur des catacombes. Jusqu’à ce qu’il change sans changer, que ses traits se brouillent et s’éclairent, jusqu’à ce que tous leurs visages se superposent. Son veston impeccablement repassé coexistera avec son T-Shirt Spiderman. Son regard d’émeraude, celui d’une sorcière, fusionnera avec celui, sévère quoique tendre, que soulignera un grain de beauté. Encore, et encore, et encore. Jusqu’à ce que je comprenne qu’ielles ne sont pas seul.e.s. Que je ne suis pas seul.


Au coin des rues Henri Barbusse et de Colombes, sur la Passerelle entre passé et avenir, ielles me tendent la main. Au mépris de ma honte, de ma peur et de mon désespoir, ielles me recueillent. Ielles chantonnent doucement la chanson de Cabrel, massent mes épaules épuisées, et caressent mes cheveux en bataille. Dans la nuit et dans le froid, ielles veillent. Jusqu’à ce que le soleil se lève."


~~~


C'est déjà la fin des textes de cette semaine... Merci encore à nos participants ! Ils ont rivalisé, comme à leur habitude, d'ingéniosité et de virtuosité, produisant malgré (grâce à ?) des contraintes difficiles des textes magnifiques et divers.


Ne partez pas tout de suite ! Prenez au moins le temps de jeter un oeil à notre compte Instagram, @lamadeleinecelsa : vous y trouverez sûrement votre bonheur ;)


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