Le nom d’Annie Ernaux raisonne en nous, on se dit forcément « ça me dit quelque chose ». Le prix Nobel qui lui a été attribué cette année rend hommage à son œuvre majoritairement autobiographique. Dans plusieurs de ses romans, Annie Ernaux revient sur son enfance à Yvetot. Elle décrit les mœurs de sa famille, famille tout à fait ordinaire appartenant à la classe populaire normande, un milieu social auquel elle souhaiterait échapper grâce à ses études. Elle raconte aussi sa vie intime. Elle s’y replonge, met des mots sur ses passions, ses douleurs, ses névroses d’amoureuse et ses désirs (L’occupation, Passion simple). L’écriture est dotée d’un pouvoir cathartique.
Si l’acte d’écriture est libérateur, il se fait aussi au prix de grands efforts d’introspection afin de rendre compte des images, des souvenirs, des émotions avec le plus d’exactitude possible ; ne pas en dire trop ; quitter, parfois, le genre du roman (la Place) ; ne pas se soucier du style mais seulement d’être au plus proche de soi-même, de son passé et de ses souvenirs ; plonger au plus profond de soi et redonner aux souvenirs vagues qu’il reste des années passées leurs couleurs et leurs émotions vraies.
Tel est l’enjeu du roman autobiographique L’évènement. Si vous ne le connaissez pas encore, je vais tenter de vous donner envie de le lire, sans trop en dire. Derrière l’évènement, il faut voir une période de la vie d’Annie Ernaux, de septembre 1963 à mars 1964. L’évènement, c’est un combat mené seule, une bataille pour se séparer de ce qui pourrait l’empêcher d’arriver au terme de ses études, de passer l’agrégation. L’évènement, c’est la peur du déterminisme social, qu’elle interprète comme un signe que la classe populaire la rattrape et pourrait l’isoler des autres étudiants de la Sorbonne, qui la marginalisent, la considèrent pour certains comme une « fille facile » que les garçons regardent avec de grands yeux.
La patte d’Annie Ernaux, même si elle se défend de vouloir écrire avec « style », réside dans sa façon de lier la narration de son histoire à une manière de la raconter, le « quoi » est toujours lié au « comment ». Ainsi elle introduit dans l’évènement une réflexion métalittéraire : l’autrice interroge la justesse, l’exactitude des mots qu’elle pose sur son histoire, se questionne : « j’hésite à écrire ». Certains paragraphes sont mis entre parenthèses et débute par cette formule « j’hésite ». Autour du récit et de ses éléments principaux gravitent des éléments essentiels mais qui sont amenés avec plus de précaution, comme des idées laissées en suspens que le lecteur doit réceptionner avec bienveillance : questionner ouvertement sa propre écriture crée un lien très intime avec le lecteur.
Si Annie Ernaux questionne le processus d’écriture lui-même, sa transparence et sa justesse invitent le lecteur à suivre avec précaution les hésitations de l’autrice. Elle questionne aussi le devenir de l’écriture une fois achevée : que deviendra son récit une fois entre les mains des lecteurs, lorsqu’elle n’aura plus le pouvoir de le rectifier ? Annie Ernaux confie ouvertement sa peur de la publication.
Et pourtant, ce récit est engagé, militant et sûr de la cause qu’il défend : « d’avoir vécu une chose telle qu’elle soit donne le pouvoir imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde. »
Ainsi, je recommande vivement la lecture de l’évènement d’Annie Ernaux pour la grande leçon d’humanité et d’humilité qu’il procure. Nous nous attachons au récit d’une vérité crue, construit de souvenirs qu’elle tente de retranscrire sans filtre. Il est d’une vérité brûlante d’actualité. Je le recommande aussi pour la portée universelle à laquelle il se destine. L’écriture est humble et s’attache à la véracité des souvenirs, ce qui lui donne sa puissance, sa résonnance, sa force, son pouvoir : révéler la bataille solitaire d’une jeune femme qui n’a pas souhaité devenir mère si jeune. En cette période, sur les corps meurtris de milliers de femmes s’abattaient les paroles acerbes des médecins, les grivoiseries voire les avances des jeunes hommes, l’incompréhension générale.
Mais « aucune vérité n’est inférieure », et cette vérité, c’est celle de millions de femmes à travers le monde, c’est le combat de toutes les femmes aujourd’hui. Celui sur lequel il faut écrire, parler, pour vaincre la bataille.
Plongez-vous y !
Jeanne, le 22 décembre 2022
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