Une critique de Les Dangers de fumer au lit (Ed. Sous-sol, Ed. Points)
« Les papillons se désagrégeaient entre les doigts, comme s'ils n'avaient pas d'organes ni de sang, un peu comme la cendre froide d'une cigarette dans un cendrier dès qu'on la touche. »
(Les Danger de fumer au lit, M. Enriquez)
Mariana Enriquez, si vous ne connaissiez pas ce nom : retenez-le. L’écrivaine et journaliste argentine est en train de devenir une référence incontournable dans le domaine de la littérature horrifique, maîtrisant ses codes à la perfection. Après Stephen King ou le si controversé H. P. Lovecraft, il était temps qu’une femme s’empare du sujet et offre un nouveau regard sur l’écriture du gothique.
Des livres à lire un peu, beaucoup, passionnément… à l’insomnie !
Héritière de deux courants littéraires argentins - la littérature fantastique des années 40-50 et la littérature engagée des années 60-70 – Mariana Enriquez trouve sa première source d’inspiration dans les histoires que lui racontaient sa grand-mère. C’est elle qui lui donne le goût de raconter l’inquiétant et l’obscur, ainsi qu’elle l’explique dans un entretien donné à France Culture le mercredi 28 août 2024. Si bien qu’on ne sait plus vraiment si ses histoires sont le produit d’une imagination prolifique ou d’une mémoire ancienne dont les légendes continuent de vivre à travers elle. En réalité, un peu des deux.
Romans ou nouvelles, ses récits macabres sont comme des contes qu’on se raconte à la lumière d’une bougie. Quand on la lit, c’est comme si on l’écoutait, suspendu à ses lèvres, il semble qu'elle porte les voix de ses aïeux. Elle décrit si bien l'obscur et l'angoisse, qu'on croirait qu'un fantôme lui tient la plume. La brume noire et opaque comme une aura s'échappe de ses phrases, glisse entre les lignes et nous enveloppe telle une chrysalide jusqu'à nous étouffer lentement et annihiler toute trace de lumière, tout rayon du jour, jusqu’à nous posséder entièrement.
Et pourtant, malgré l’inconfort, on ne parvient pas à s’arrêter de lire. On se regarde tourner les pages avec une étrange fascination. Comme l'un de ses personnages impuissants, contrôlés par des forces supérieures, l'auteure nous entraîne dans ses histoires d’horreur comme des marionnettes sans conscience. Envoûtés, on ne peut que continuer la lecture et ce, même lorsque les descriptions provoquent du dégoût.
Car il y a quelque chose de dérangeant à montrer l’occulte : le non-visible, ce qui est normalement caché. Plus qu’une histoire de fantômes, les livres de Mariana Enriquez sont des récits de l’ombre, de la « part de nuit » qui se cache dans les ruelles sombres, les placards et les greniers.
L’horreur pour parler du réel et le réel comme décor de l’horreur
Son grand roman Notre Part de nuit trouve l’origine de son titre dans un poème d’Emily Dickson (« Our share of night ») qui illustre bien la relation privilégiée de l’auteure à la poésie. Multipliant les prix, le livre a traversé l’Atlantique et fait parler de lui jusqu’en France. C’est ainsi qu’est arrivé entre mes mains ce cadeau empoisonné, comme un colis maudit livré en bas de la porte par on ne sait qui. Après m’avoir envoûtée, il m’a conduite à son dernier recueil de nouvelles traduit en France, dont je souhaite parler ici.
Intitulé Les Dangers de fumer au lit, il constitue à mon sens une très bonne introduction à l’œuvre de Mariana Enriquez. Il s’agit d’un recueil de douze contes horrifiques dans lesquels les vivants côtoient les morts et où la folie se bat avec la raison. On y rencontre des esprits en fugue, des monstres anciens, mais aussi des personnages névrosés, et souvent, terriblement banals. Des hommes et des femmes seul.e.s qui incarnent la misère sociale dans ce qu’elle a de plus inquiétant.
L’écrivaine raconte les histoires qu’on ne veut pas, plutôt qu’on préfère ne pas entendre, les histoires qui font peur, si peur car ils se pourraient bien que derrière le vernis de la fiction, elles soient vraies. Elle nous y parle de pauvreté, de folie, d’alcoolisme ou de dépression, d’angoisses bien réelles qui sont ici expliquées par la présence d’esprits qui les suscitent mais aussi qui s’en nourrissent. Les descriptions sont si réalistes qu’elles font parfois froid dans le dos. Elles témoignent surtout d’une volonté de ne pas enjoliver ou transformer le réel mais bien de le montrer à travers la fiction.
Car si Mariana Enriquez parle dans ses livres de fantômes, d’esprits ou de démons, tous ses écrits sont pourtant ancrés profondément dans le réel. Ils adoptent les codes du réalisme-magique comme on peut les retrouver dans les livres de son voisin d’Amérique du Sud, le colombien Gabriel Garcia Marquez.
« - On enferme toujours les folles
dans les livres, murmura Elina.
Elles pourraient s’échapper. »
( Les Danger de fumer au lit, M. Enriquez )
Vivre parmi les morts
Le spiritisme, seule bizarrerie qui une fois acceptée rend tout le reste possible, dresse dans son recueil un pont entre le monde des vivants et celui des morts. Loin d’être séparés comme deux îles lointaines, ils se rejoignent et cohabitent ensemble sur un même plan. À côté des êtres de chair et de sang, marchent les âmes errantes qui s’amusent à les visiter et à les hanter.
Leur présence incessante, plus qu’elle n’effraie ses hôtes, incarne par ailleurs la culpabilité d’une nation meurtrière, vivant sur le cimetière de la dictature argentine et des conséquences de la pauvreté. Les habitants vivent avec leurs morts. Mariana Enriquez ne fait que donner une existence à cette réalité.
La nouvelle qui incarne le mieux cette idée, selon moi, s’intitule « l’exhumation d’Angelita ». Dans ce court récit, inspiré de paroles que la propre grand-mère de Mariana Enriquez lui racontait, une jeune fille et sa grand-mère sont hantées par le fantôme de la petite Angelita, une enfant de la famille décédée quelques mois après sa naissance et enterrée dans le jardin familial. L’enfant leur apparaît et se met à les suivre partout, sans répit. Prenant peur au début, la jeune fille devenue femme finit par accepter la présence d’Angelita.
Elle écrit : « Je l’ai assise sur mes genoux pour qu’elle soit bien, même si j’ignore si elle peut être bien, si cela signifie quelque chose pour elle ; je ne sais même pas ce qu’elle ressent. Je sais uniquement qu’elle n’est pas méchante, j’ai eu peur au début, mais ça fait un moment que ce n’est plus le cas. ». Dans le monde de Mariana Enriquez, les morts ne sont plus des vivants. On ne sait pas exactement ce qu’ils sont, ni ce qu’ils veulent ni comment ils existent. Ils sont là, simplement.
Parfois, ils peuvent être plus invasifs. Dans « Rambla triste » les fantômes des enfants empêchent les habitants de partir. « On ne peut pas sortir du Raval. Les mômes ont été malheureux, ils veulent que personne ne s’en aille, ils veulent qu’on souffre. Ils nous sucent le sang. Quand tu veux partir, ils égarent ton passeport. Ou tu rates l’avion. Ou le taxi qui t’emmène à l’aéroport a un accident. Ou on te propose un job que tu ne peux pas refuser parce que c’est beaucoup d’argent. Ils sont comme les lutins dans les contes, qui changent les objets de place la nuit dans les maisons, mais en bien pire. Tous ceux qui affirment ne pas vouloir quitter le Raval mentent. Ils ne peuvent pas. Alors ils apprennent à tout supporter. »
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Plus qu’une histoire de fantômes, Les dangers de fumer au lit est une histoire d’héritage. De morts insatisfaits qui peuplent les rues comme les familles. De tabous qui hantent. D’obscurité qui resurgit à la nuit tombée. S’il me fallait maintenant conclure, et je le dois, je dirais que Les Dangers de fumer au lit est un bon moyen d’entrer dans l’œuvre singulière de l’écrivaine argentine pour découvrir ensuite ses autres œuvres comme Ce que nous avons perdu dans le feu ou Notre Part de nuit – dont je recommande grandement la lecture.
L’avantage du recueil, c’est qu’on peut y piocher des histoires courtes qui se lisent rapidement, à l’occasion. C’est aussi un livre parfait pour la saison. Car on y retrouve tout ce que les fervents défenseurs de l’automne apprécient : le macabre, l’angoissant et les jours qui rétrécissent jusqu’à laisser lentement leur place à la nuit noir velours. Une lecture cathartique sur l’occulte et l’obscure, dévoilés sans filtre et avec poésie.
Léa Rault, le 24/10/2024
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