« Bienvenue à toi, lent homme lié, poussif tresseur des vitesses. »
Ainsi Damasio ouvre-t-il, non sans une pointe de sarcasme, ce roman que la plupart de ses lecteurs considèrent comme son chef-d’œuvre. Après l’avoir mûri pendant des années, l’auteur s’est reclus dans une lointaine thébaïde pour le faire jaillir, d’une traite, et l’offrir au monde, encore frémissant – encore fulgurant.
Cet ouvrage grondant, lumineux, irradiant d’énergie, a changé quelque chose de profond chez chacun de ceux qui, parmi mon entourage, ont eu la bonne idée de l’arpenter. Quand mon oncle m’a fait don, alors que je n’avais que quinze ans, de son édition aux pages déjà jaunies par l’usage, de son livre écorné à la couverture maltraitée, je pressentis que quelque chose d’important se jouait. Pour ma première critique, pour la Madeleine, je souhaite, à mon tour, vous inviter à me suivre, comme le disait Proust dans sa préface à Sésame et les lys, « au seuil de la vie spirituelle ».
Commençons par le commencement : à quel genre appartient La Horde ? Aisément dénichée au rayon « science-fiction » de nos librairies – je le sais, je l’ai achetée et offerte plusieurs fois –, La Horde du Contrevent ne m’a jamais semblé une représentante pur-sang du genre. Pas d’éléments technologiques et futuristes ; pas de robots, de cyborgs, d’aliens ni d’exploration stellaire ; pas même, pour reprendre la définition que donne Damasio dans son TedxParis (https://www.youtube.com/watch?v=cR0T5-a6YTc), de « réinvention par l’homme de ce qu’il est par la technologie ».
Non : il me semble, à moi, que La Horde appartient au genre de la fantasy. Le lecteur, plongé dans un monde où le vent ne souffle que dans un sens – de l’Amont vers l’Aval –, y suit les vingt-trois hordiers de la trente-quatrième Horde du Contrevent. Ces hommes et ces femmes, nés en Extrême-Aval, et qui oscillent au moment de l’action entre la trentaine et la quarantaine, ont été formés depuis l’enfance : c’est à eux qu’il revient de remonder, d’arpenter à pied le monde vers l’Extrême-Amont. Ils espèrent y trouver la source des vents, dont on raconte qu’elle exaucerait les souhaits… Le décor est planté : à chaque coup d’épaule contre les terribles bourrasques, c’est un combat contre soi-même qui se livre. Un combat qu’on est habitué à voir livrer un.e jeune protagoniste en plein voyage initiatique, et pas un groupe d’adultes supposément bien sûrs d’eux ; mais j’y reviendrai.
Traceur, feuleuse, braconnier du ciel ; combattant, pilier, croc ; prince, troubadour, scribe ; pour survivre face aux mortels caprices du vent, Damasio diffracte l’humanité en vingt-trois compétences différentes, de la survie face à la nature – et aux autres – à l’entretien vital du lien social. Mettant à profit son extraordinaire inventivité, l’auteur sertit son œuvre de dizaines de joyaux poétiques, de néologismes finement ciselés qu’il ne prend pas la peine d’expliciter à chaque fois : s’arrêter pour disserter dans une œuvre où le mythe de la création explique que la matière physique n’est que du vent suffisamment ralenti pour se matérialiser, ça n’irait pas. Rassurez-vous, Damasio nous prend bien par la main ; mais uniquement pour nous entraîner dans sa danse éperdue.
Alternant savamment suggestion et hypotypose, prose nette et poésie rendue floue par la vitesse, Alain Damasio bondit de personnage en personnage et de point de vue en point de vue. J’allais presque oublier de le dire : La Horde du Contrevent est un roman choral, porté par les vingt-trois voix de ses hordiers. L’auteur, métamorphe, jongle entre les focalisations internes de tous ses personnages, adoptant pour chacun d’eux un style différent. Je me permets de le souligner tant j’ai été bouche bée en le découvrant : Damasio n’a pas un seul style, solide et sûr comme le granit, ses dizaines de styles ont la fluidité élusive du vent. L’argot kinesthésique du hargneux traceur de la Horde, Golgoth, se rapproche des constats concis et militaires de son ami le combattant Erg ; il n’a rien à voir avec la parole soucieuse des autres du prince Pietro, ni avec le verbe bouillonnant, crépitant, démiurgique de Caracole, le mystérieux troubadour de la Horde…
Damasio refuse catégoriquement d’employer la focalisation externe, lui préférant la fluidité de ses multiples focalisations internes ; alors un point de vue omniscient, vous imaginez le sacrilège ! Mais alors, pourquoi ? Pourquoi l’auteur nous maintient-il au corps-à-corps avec ces trentenaires au visage buriné par le sable et la poussière, ces silhouettes ballotées entre jeunesse et vieillesse qui passent leur vie à contrer pour exister ? Eh bien, d’après moi, c’est parce que – comme pour tout le reste du roman – le fond et la forme ne font qu’un. Non content de nous livrer un monde fourmillant de vie, l’auteur nous invite à un voyage spirituel où notre souffle et notre vif ne font plus qu’un. La prose poétique de l’exigeant Damasio semble se fondre avec les aphorismes nietzschéens pour nous entraîner vers une pensée du mouvant, un épicurisme renouvelé qui nous fait apprécier le poids de nos poitrines qui se soulèvent et s’abaissent, rythmiquement.
Défenseur poétique d’une vision immanente du monde, Damasio soutient par La Horde du Contrevent que chacun trouvera le juste rythme entre effort et repos, entre vent et matière, entre esprit et corps. La vie, le vif, se loge là, dans le dialogue entre l’homme fait vingt-trois et l’immensité tonitruante. L’équilibre statique n’existe pas, d’un côté comme de l’autre de la page ; la Horde n’accomplit pas un voyage initiatique au terme duquel le sens, délivré du dragon, graverait leur identité dans le marbre ; elle dédie sa vie à la quête de l’ipséité, de la redéfinition constante de soi-même. Quel vœu les hordiers exauceront-ils, une fois arrivés ? Eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux ; et au fond, peu importe. Car unis malgré les blessures, unis malgré les désaccords et les exaspérations, ils sont convaincus par une chose : la nécessité d’avancer. De contrer. De marcher, à rebrousse-monde, contre la tentation mortifère de l’immobilité. De lire, à rebrousse-page, contre celle du confort et de la facilité… La numérotation des pages de La Horde n’est-elle pas inversée ?
« Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents. »
Nicolas Delmotte, le 15 octobre 2022
Une bien belle critique ! :-) J'ai lu "La Horde du Contrevent" sur les conseils d'un grand lecteur alors que je cherchais un ouvrage qui aurait eu recours à plusieurs narrateurs internes. Comme d'autres j'ai été un peu déçu par la fin mais... n'est-ce pas le chemin qui compte avant tout ?
Je ne connaissais pas du tout cette œuvre, mais ça donne vraiment envie de la lire.