Les Chants de Maldoror sont une œuvre mystérieuse, et dont le sens ne se livre pas facilement. Elle semble presque dotée d’une dimension ésotérique et mystique. C’est une œuvre au noir, qui renferme toute la noirceur possible et imaginable. Isidore Ducasse, de son nom de plume le Comte de Lautréamont, nous présente un personnage maléfique et complexe, Maldoror, dont les actes sont tous une interrogation sur la nature du mal en ce monde et parmi les hommes. Le machiavélisme de ce personnage-narrateur fascine. Pour ma part, j’ai même trouvé la lecture de ces exploits cruels addictive : il se développe, chez le lecteur, une curiosité morbide, malsaine, qui nous pousse à vouloir poursuivre la lecture quand bien même on serait partagé entre la peur et le dégoût.
Ces chants sortis tout droit de l’Enfer suintent d’un poison sombre, un venin. En quelques 250 pages, Lautréamont fait un catalogue des vices humains et consigne, dans son livre, la cruauté à l’état pur. Pour cela, il donne vie à son personnage, Maldoror, sorte d’archange du mal mi-humain, mi-démon, s’approchant par moment plus de l’animalité et incarnant la perversité dans toute sa splendeur. Il raconte ses péripéties, sans rapport les unes avec les autres, dans lesquelles il viole, tue des jeunes hommes ou se bat au corps-à-corps avec Dieu, son ennemi juré. Ainsi, par le prisme de ce personnage pédophile, aussi cruel et brutal que débauché, c’est une œuvre radicalement scandaleuse qui nous est donnée à lire. Isidore Ducasse est en rupture totale avec tous les codes de l’époque, à commencer par les codes moraux : il prend pour thèmes l’homosexualité, abordée explicitement, et la violence la plus extrême. L’œuvre ne pouvait que provoquer le scandale : par son immoralité au regard de l’époque, Les Chants de Maldoror sont l’un des livres les plus sulfureux, mais aussi les plus innovants de leur siècle.
Le livre se compose de six chants : les premiers s’inscrivent dans la filiation et le style du romantisme, que Ducasse connaît bien, mais dont il s’éloigne progressivement par la parodie, jusqu’à proposer, dans le dernier chant, un petit roman feuilletonnesque qui rappelle et détourne les codes du récit d’enquête. Pourquoi ce changement si brutal de genre ? Il me semble qu’au début, Ducasse est fasciné par ses mentors, les grands auteurs du romantisme qu’il a lus, au premier rang desquels il faut citer Victor Hugo et Lamartine, mais aussi Byron et Goethe. Mais progressivement, on voit son style contaminé par des parenthèses et des remarques ironiques sur sa propre écriture, et l’auteur en arrive bientôt à se moquer d’une lignée d’écrivains qu’il rejette, de sa propre œuvre, et de la Littérature elle-même, comme s’il n’était plus possible de croire en les pouvoirs de la fiction.
Œuvre idolâtrée des Surréalistes, Les Chants de Maldoror ont fasciné tout au long du siècle. On comprend aisément ce qu’André Breton, Aragon ou Philippe Soupault, et plus tard Aimé Césaire ou Salvador Dali, ont pu trouver de fascinant dans une telle œuvre. D’une part, elle incarne la révolte la plus radicale contre la littérature elle-même : Isidore Ducasse rompt avec toutes les conventions littéraires et rend impossible une littérature naïve, qui chercherait simplement à raconter des histoires. Mais il pratique aussi le détournement, le plagiat, le collage, et une esthétique de la surprise qui ne respecte pas la valeur classique du beau. Le procédé favori de l’auteur, ses célèbres comparaisons en « beau comme », peut être rapproché des hypallages des Surréalistes : associations surprenantes, qui interpellent et questionnent sur ce qu’est la beauté elle-même.
Lautréamont prend soin d’ancrer son récit dans des lieux particuliers. S’inspirant des romantiques, il cherche à décrire des paysages reflétant les états-d’âme de Maldoror. D’abord solitaire sur une falaise, se promenant dans les landes brumeuses, on le retrouve au bord de mer en compagnie d’animaux marins, ou encore cachés dans les bois. Il vagabonde de village en village à la recherche de jeunes hommes. Puis, Maldoror se retrouve subitement dans les faux-bourgs parisiens, évoluant dans les ruelles sombres de la capitale en quête d’une proie, et donnant rendez-vous à Mervyn. Paris devient le lieu de combat entre Maldoror et son ennemi juré : Dieu. Dans le dernier chant, Ducasse s’attarde sur les détails des lieux qu’il décrit comme la place Vendôme et sa célèbre colonne, s’inspirant ici d’une des caractéristiques du Réalisme. Ces évolutions spatiales témoignent aussi de l’évolution des sources littéraires auxquelles puise Isidore Ducasse : d’abord le romantisme des landes et des grands paysages torturés, puis progressivement, le Paris des écrivains réalistes et des romanciers feuilletonistes comme Eugène Sue, dont on sent bien ici l’influence des Mystères de Paris.
Autre caractéristique pour le moins déroutante, c’est cet impressionnant bestiaire que Lautréamont évoque au fil des Chants. Sa prédilection se porte sur des bêtes répugnantes, la plupart du temps inconnues du lecteur, et en particulier des insectes venus de son pays natal, l’Uruguay, ou bien d’Afrique, après qu’il les ait prélevés dans différentes encyclopédies. Pour accentuer la bizarrerie de ce bestiaire, il emploie parfois l’appellation savante, voire latine. Une image s’est alors imposée à moi, celle des tableaux de Jérôme Bosch, le célèbre peintre néerlandais du XVIe siècle qui fut lui-même reconnu par les surréalistes comme un de leurs précurseurs. Ses toiles sont peuplées de petits êtres bizarres, et d’animaux hybrides : ici un poisson sur pattes, là un scarabée armure, ici un oiseau mangeur d’homme, là un canard géant, ici enfin des créatures avec des becs qui rappellent les masques des médecins de la Peste noire. Isidore Ducasse aussi aime les êtres de l’entre-deux, à l’image de l’hermaphrodite du Chant II ou du personnage de l’amphibie : tous ces êtres inadaptés, Maldoror ne les méprise jamais et exprime à leur égard la plus grande compassion.
Même si l’œuvre est inclassifiable et incomparable, le parallèle avec Les Fleurs du Mal de Baudelaire semble s’imposer de lui-même. Isidore Ducasse, dans ses lettres, affiche la même intention : révéler la Beauté dans le mal, et, prétend-il, peindre le mal d’une façon si horrible qu’il ramènera l’homme vers le Bien. L’intertextualité baudelairienne est frappante à bien des moments dans les Chants, et certains passages semblent même parfois une réécriture d’ « Une Charogne », de « L’Homme et la mer », de « L’Albatros » ou de « Voyage à Cythère ». De même, la musicalité est forte dans les deux œuvres : elle est la marque même d’une écriture poétique. Chez Baudelaire, les alexandrins rythment le récit. Chez Lautréamont, le texte est très travaillé sur le plan rhétorique, et les longues périodes caractéristiques du style d’Isidore Ducasse cachent parfois des alexandrins blancs. L’écriture en prose n’empêche pas le poète d’avoir recours à des refrains : certaines phrases sont répétées, voire martelées, telles que « Je te salue vieil océan ! » ou encore « Ne fais pas de pareil bond ! Tais-toi… Tais-toi… si quelqu’un t’entendait » faisant ainsi écho aux anaphores ou aux épiphores que Baudelaire utilise dans de nombreux poèmes. Les Chants prennent une nouvelle dimension, ils ne sont plus destinés à être juste lus mais bien déclamés ou chantés comme le sous-entend le titre. Les mots deviennent des notes, et l’on pense ici à cette anecdote, réelle ou fantasmée, selon laquelle Isidore Ducasse aurait rédigé son œuvre en composant au piano.
Autre originalité des Chants de Maldoror : le narrateur. Celui-ci se confond parfois avec le personnage de Maldoror, comme une sorte de dédoublement si bien que le lecteur est parfois perturbé ou perdu. Tantôt intradiégétique, tantôt extradiégétique, tantôt personnage à taille humaine, tantôt démiurge omniscient, ce narrateur cumule des fonctions diverses. C’est lui qui avertit le lecteur sur l’œuvre qu’il s’apprête à lire, et parfois la commente de façon saugrenue. C’est aussi lui qui raconte l’histoire de Maldoror et les origines du mal qui l’habite avant de lui laisser la parole. Mais quand sa voix ne se mélange pas à celle du personnage principal, elle se mêle à celle de l’auteur qui raconte son propre état d’être alors-même qu’il rédige Les Chants de Maldoror. Les anecdotes concernant Ducasse sont souvent triviales et pleines d’autodérision : l’écrivain se peigne les cheveux ou il interrompt son récit pour nous informer qu’il doit se moucher. Ces interruptions pour le moins surprenantes permettent de faire des coupures dans le récit mais surtout de rappeler de ne pas prendre trop au sérieux son œuvre. Ce faisant, Ducasse rompt avec la posture du poète romantique, dont le lyrisme venant du cœur ne semble pas connaître de second degré.
On voit donc que Les Chants de Maldoror sont une œuvre romantique, par toutes les caractéristiques que j’ai mentionnées. Grand lecteur, Isidore a lu les écrivains de son siècle, il les imite et s’en inspire. Mais on voit aussi s’élever dans son texte, au fur et à mesure qu’il s’écrit, une second voix, parodique, qui prend ses distances avec le lyrisme et nous invite à la prudence. Les Chants de Maldoror ne sont pas une confidence biographique, ni un cri du cœur romantique : c’est un œuvre littéraire rusée, difficile et qui joue habilement avec tous les codes de la littérature du XIXe siècle, afin de mieux les dépasser, les désacraliser et nous faire basculer, avec beaucoup de malice, dans la littérature du siècle suivant.
Chloé, le 23 janvier 2023
Hozzászólások