Parlons du Prix Renaudot de cet automne – Performance, de Simon Liberati. Le choix du jury – nous pourrions jouer à analyser les figures du jury plus tard – s’est porté sur cet ouvrage.
L’auteur est un féru admirateur de Mick Jagger et de Jayne Mansfield (pour lequel il a été récompensé par le Prix Femina 2009). Son univers littéraire reprend les grandes lignées des légendes du rock classique, et on pourrait effectivement le résumer par : « sexe, drogue et rock’n’roll » (de mauvais goût, mais ce ne serait pas faire insulte à l'auteur). Anciennement journaliste, grand ami de Frédéric Beigbeder (membre du prix Renaudot et gourou des sphères littéraires), Simon Liberati paraît bien installé dans le micro-système des écrivains parisiens.
Sur l’existence du prix Renaudot.
La philosophie libérale qu'incarne Simon Liberati me dérange (surtout depuis que le trafic de drogue est officiellement rentré dans notre PIB national), c’est pourquoi cet article ne sera ni élogieux ni dévastateur. Il sera simplement là pour poser un constat – le mien – à l’annonce de la traditionnelle (foire) des prix littéraires d’automne. J’ai toujours le réflexe de me demander quel « jeu » médiatique se dissimule à travers tel ou tel attribution de prix « littéraires ». Quels « justes » ont été récompensés cette année ? Pourquoi ? Quels liens relient ces acteurs dans l'arène médiatique littéraire ? On peut avoir plusieurs attitudes face à la marque Gonc... face au Prix Goncourt et à tous les autres qui en découlent : les ignorer complètement, s’en distancier par indifférence ou bien… Suivre les livres goncourables comme s'il s'agissait d'une téléréalité, qui met en scène les people – et c’est un peu le principe des prix. Vous comprenez déjà quel angle de vue je vais adopter dans cet article. Cette année, j’ai décidé de me pencher sur le prix Renaudot.
Je précise que l’équipe de ce jury est assez spéciale : je fais référence à l’année 2018, où leur choix s’était porté sur un livre auto-édité publié en vente uniquement sur la plateforme d’Amazon, qui vous le savez, ne paie pas ses impôts en France. Peut-être qu’il s’agissait d’une blague pour ce jury, la blague d’aller choquer les bien-pensants prolétariens avec leurs valeurs républicaines et leur respect des impôts. En plus de faire un énorme pied-de-nez aux libraires cette année-là (qui je le rappelle sont payés au SMIC toute leur vie et n’ont droit à presque aucune augmentation de salaire), ils ont prouvé que le jury du Renaudot adoptait magnifiquement bien la philosophie macronienne de celui qui aime « emmerder » le contribuable. Lorsque les bourgeois s’approprient le concept du « scandale » pour se moquer des prolétaires, ça donne le prix Renaudot 2018.
Cette réflexion a probablement tout à voir avec l’expérience que j’ai eue en tant que libraire cet été, à l’occasion de la préparation de la rentrée littéraire 2022. Pour les librairies elle débute bien tôt, cette rentrée d’automne, aux alentours du mois de juillet environ. Il faut bien que les maisons d’édition laissent le temps aux libraires d’ingurgiter tous les textes à paraître sans faire d’indigestion.
Dans le choix des ouvrages de la maison Gallimard à lire cette année, il y avait ce petit livre qui m’a attiré dès le début (merci au ciblage), Les petites amoureuses de Clara Benador. Vous allez comprendre le lien entre ce livre et celui de Performance.
2. Une intertextualité complémentaire.
Il s’agissait de son premier roman, sorti dans la collection blanche Gallimard (pas mal). C’est d’abord par le biais de la communication du livre (le fameux marketing philosophique d’Attali) que j’ai été séduite : il y avait tout d’abord une photo d’elle pour présenter le roman, son portrait, avec ses cheveux vaporeux et crépus, son profil oriental – elle me ressemblait un peu –, il y eut ensuite les thématiques abordés dans ce premier roman – le Maroc, la Seconde guerre mondiale, la quête de sens, l’adolescence, la fuite, se retrouver entre deux cultures, et cetera. Alors, je l’ai pris et je l’ai lu en entier d'une traite. C’est ce premier roman qui m’a conduit par la suite vers celui de Simon Liberati, orientée par l’autrice elle-même. Car les deux sont liés. Quelque part, on pourrait dire que l’un ne va pas sans l’autre : c'est à se demander si Les petites amoureuses serait sorti, si Performance n’était pas sorti à la même date. Si Clara Benador ne mentionne pas une seule fois Simon Liberati dans son ouvrage, il n'empêche que son écriture s'en trouve imprégnée. Ce dernier fera référence à Benador durant tout le livre. Performance est une sorte de journal intime ouvert. Alors pourquoi ce titre, qui rejoint l'un de nos possibles sujets de mémoire cette année dans mon école (Performance & Littérature) ? Eh bien Performance car il s'agit d'un film dans lequel a joué Mick Jagger, et Performance car l'écriture du livre aurait été fait dans l'urgence. Je rajouterai également : la performance économico-politique. Le Prix Renaudot s'est désormais mieux vendu que le dernier Amélie Nothomb. Performance médiatique, performance politique : Macron et Attali l'ont salué, il a les libéraux dans les poches. Mais performance relationnelle aussi pour avoir imposé sa petite amoureuse dans les copinages : peut-être que le roman à l'origine ne se destinait qu'à elle seule ? Mais l'occasion de sauter sur cette rentrée littéraire était trop belle pour ne pas tenter de faire un "coup" : sortir les deux livres en même temps, l'un parrainé par l'autre.
Si dans Les petites amoureuses, l’autrice renoue avec ses fantômes et nous emmène vers un épisode traumatique de son histoire familiale, dans Performance l’auteur dédie son livre à cette fille égarée. Les traumas qui habitent l'autrice se retrouvent quelques générations plus tard en live dans Performance, et ça donne un récit plutôt glauque. Un récit qui en tout cas me parle – il faut avoir connu le malheur de près pour savoir le reconnaître. À la suite de la lecture de ces deux romans – qui fonctionnent et se construisent ensemble –, j’ai eu premièrement l’impression que ce jeu de la rentrée littéraire avait été trafiqué. Comme s’il s’agissait uniquement pour certains acteurs de gagner en visibilité, par le biais de tremplins/mentors, afin d’atteindre un certain seuil de reconnaissance et de gloire – notamment par le biais du sacro-saint réseau (parisien) qui peut nous ouvrir les portes chéries des médias, véritables fabricants de crédibilité. Je me suis ensuite posée pour réfléchir plus calmement : n’est-ce pas le cas depuis 2 siècles au moins en littérature, disons depuis le 19ème siècle ? Ne sommes-nous pas à notre époque dans une sorte de 19ème siècle qui s’étale en longueur ? Après réflexion, j’ai été bête de ne pas voir dans le geste de Simon Liberati (le livre dédié) un geste profondément amoureux, comme s'il offrait une fleur à Esther pour pouvoir la propulser en haut de l’arène littéraire – et surtout médiatique. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans son roman.
On ne peut pas penser au roman de Performance sans penser à la relation qui relie intimement les deux protagonistes. Les deux ont eu la chance de se croiser l’un et l’autre sur la route qui les reliaient d’abord initialement aux Ionesco, la mère et le fils. Histoires d’amour difficiles où se mélangent en même temps amour, amitié et rupture, avec en arrière-plan les milieux du cinéma, de la mode et du journalisme. Simon Liberati décrit (avec justesse) ce que signifie vivre un amour lorsqu’il est impossible ; les paradoxes des jeunes d'aujourd'hui, qui rêveraient bien de prendre une retraite en ermite avec tout de même un accès à la wifi et au compte Instagram, dont la vitrine photographique concurrence celles des agences professionnelles de comm'. Dans Performance, l’amour éphémère essaie de survivre quand même, à l’abri du regard des autres – ils vivent en parias (vivons heureux, vivons cachés). Les relations amoureuses entre un homme âgé et une femme plus jeune ne sont pas certes si originales – c’est le cas de la majorité des couples hétérosexuels – mais l’élément transgressif ici c’est l'écart d’âge considérable entre le personnage principal et Esther. Gap accentué par le fait que le personnage principal a l’âge de ses artères (détruites par… la drogue). Néanmoins, Performance n'est pas un de ses grands romans comme l'est Lolita de Vladimir Nabokov par exemple, avec une écriture belle et (véritablement) transgressive.
3. Un éloge de la destruction de soi.
On comprend à la lecture du livre que l'auteur est un ancien toxicomane, et que sa copine de son côté est une descendante de famille juive ayant fui les persécutions nazies durant la Seconde guerre mondiale (pour aller se réfugier vers la mer Méditerranée et les côtes nord-africaines). Cette dernière oscille professionnellement entre les podiums glamour et les rencontres en librairies. Un lien étrange les relie, lien qui malheureusement puise ses racines dans la drogue (et la quête du statut social – les deux vont généralement ensemble). C’est le point noir du livre : on a une sorte de normalisation de la prise de drogue, décrivant-là une situation sociologique véritable où pour rentrer dans certains milieux, on finit toujours par « montrer patte blanche » (et consommer de la blanche). Dans Performance, le personnage principal entraîne la jeune femme dans ses excès à lui. On ne sait pas bien comment elle est tombée dans ce bourbier, ni comment elle en ressortira, ce n’est de toute manière pas leur préoccupation principale. La jeune femme est anorexique (elle est mannequin) et présente quelques faiblesses psychiques, que le personnage principal exploite à son avantage. A-t-on idée d'écrire à une femme atteinte d'anorexie mentale que l'on aime les hanches d'enfant, que notre idéal esthétique se situe dans les grands corps maigres, malingres, comme si l'idéal bourgeois était d'affamer les femmes pour les rendre stériles ? C’est surtout cet aspect psychologique qui est dérangeant dans Performance, pas tant l’écart d’âge entre l’homme et la femme comme je l’ai lu très souvent sur les réseaux sociaux. Le problème, c'est que l'un et l’autre se détruisent physiquement et mentalement à petit feu, et que tout cela nous est présenté comme de « l’amour ». (Mais les tabous existent-ils en littérature ? N'est-ce pas un espace où l'on peut parler de tout ?) Le personnage principal, au lieu de tirer Esther de ses addictions, l’encourage en collaborant activement à sa consommation. Cet aveu sociologique nous documente sur la société parisienne qui touche aux secteurs de la mode et de la littérature, milieux dans lesquels sont baignés Liberati et Benador, QG du pouvoir par excellence. La littérature flirte avec les politiques, ça n'est pas nouveau. Côtoyer ce beau monde les fait rentrer dans "la légende". Ils recherchent l'immortalité, comme tous ceux qui écrivent, mais cette ambition n'est pas nécessairement un gage d'authenticité. Benador mentionne d'ailleurs souvent Rimbaud dans ses influences, les peintres orientalistes, etc. Autant de tactiques (au sens de Certeau) pour faire appel à des références classiques communes chez ses lecteurs/lectrices, afin de se positionner. Stratégie qu'emploie également Liberati qui use et abuse de références classiques du rock'n'roll. Avant eux les écrivains du 19ème cherchaient à gravir les échelons de la société à travers la littérature et le journalisme, dans une logique d’ascenseur social. Notre siècle n'est qu'un prolongement du début de l'ère industrielle. Ces réflexions m’amènent à la question suivante : la littérature peut-elle être autre chose que quête de prestige et d’ascension sociale ? Qu'on cesse de nous présenter la littérature comme une passion, l'amour des mots ou que sais-je. Elle n'est plus cela dans la pratique, depuis au moins 2 siècles, l'a-t-elle déjà été ? Pour ceux qui lisent, la littérature est un refuge humaniste. Pour ceux qui la produisent, elle est à la fois déclaration d'amour et assise d'un pouvoir.
Ce qui m'a plu dans le livre, c'est Esther. Si je ne devais en retenir qu'une seule chose, c'est elle. C'est ce personnage qui m'a fait tourner les pages du roman. Et rien d'autre. On en apprend même sur la Genèse des Petites amoureuses, d’où sort cette figure de la prostituée, etc. On en apprend même peut-être un peu trop. Une autre chose m’a plu : la description de la vie à la « campagne » en Île-de-France, et la vie à Paris. Les remarques et le ton cynique de Liberati à ce propos.
4. Conclusion.
Mais qu’est-ce qu’est ce livre de Performance finalement ? Un adieu ? Une sorte de testament ? Le roman – peu importe ce qu’on peut penser de l’histoire – est bien écrit. Cela m’a même surpris – je ne m’attendais à rien. Liberati insère quelques pointes d’humour salées par moment, notamment lorsqu’il critique la société parisienne bien-pensante (à laquelle pourtant il appartient et grâce à laquelle il vit). Conclusion : ce roman a du potentiel, mais il est trop ponctué par du « m’as-tu vu », « je suis un rebelle », « la drogue c’est cool », posture typique qu'emprunte volontiers l'écrivain pour mieux se vendre, mais n’est pas rebelle qui veut. Il n’aide pas à casser les clichés autour des couples atypiques – bien au contraire – et le fait que ce livre ait gagné le prix Renaudot (récompensé par Macron et Attali) me fait vraiment m’interroger sur ce que l’on place en haut du sommet comme valeurs morales dans la haute bourgeoisie actuelle.
Gardez en tête que le jury du prix Renaudot est nommé à vie (privilège royal-républicain des Belles-Lettres) et qu'ils ont tout de même participé à « consacré » littérairement Gabriel Matzneff en 2013.
Clothilde, le 2 décembre 2022
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